Les calculateurs ne sont malheureusement pas programmés pour des secteurs de longueur infinie. À une aussi grande distance du point, le risque d’être hors secteur pour quelques mètres est trop grand et ne vaut pas la peine d’être couru, ce n’est pas une course de vitesse. J’attends donc de lire sur l’écran du Zander que l’écart de route passe de 45° à 44° avant de faire demi-tour. L’analyse post vol montrera que nous n’étions qu’à 400m à l’intérieur du secteur (à 22km du point) et avons perdu au maximum 30 secondes. Pas de regret!
La traversée du lac avec 110 km/h de vent arrière est l’affaire de quelques minutes, les ressauts habituels fonctionnent bien et Puerto Montt Radar (Chili) nous donne carte blanche pour tous les niveaux et caps demandés, en pratique « vous êtes autorisés à faire ce que vous voulez, je vous vois sur mon écran et je m’occupe de gérer les autres trafics« . Absolument magnifique, merci messieurs les contrôleurs chiliens ! Nous verrons passer trois avions de ligne en dessous et à côté sans aucun problème. Vers le nord, nous ne voyons que du blanc (ou plutôt du gris), la couverture nuageuse inférieure (Sc) semble être de 8/8, celle supérieure (Ci) laisse encore filtrer quelque lumière et nous faisons le plein jusqu’à 7.500 m au-dessus de l’aéroport de Balmaceda.
À partir de ce moment le vol n’est autre qu’un jeu du chat et la souris à la recherche de trous minuscules par ailleurs évolutifs, chaque trou étant en fait la matérialisation d’une ascendance. Pendant 2 heures et 275 km, nous ne verrons que du gris, ce qui n’est pas un souci dans la mesure où l’électronique de bord visualise parfaitement le terrain, et tous les aéroports de dégagement sont sur la pampa sous le vent et donc toujours accessibles.
À mon avis, nous avons navigué beaucoup trop à l’intérieur des montagnes, et si j’avais été seul à bord j’aurais volé au moins 50 km plus à l’est. Mais il fallait bien que Bruce se défoule un peu après son épisode hypoxique ! Mais à 21h50 et « seulement » 4800 m, ma tolérance prend fin et c’est avec une certaine gêne que je lui impose ma décision de partir vent arrière vers un trou bien formé, alors qu’il semblait y avoir une autre belle route énergétique une dizaine de kilomètres face au vent, ce qui aurait signifié perdre encore 800 m. Nous ne saurons jamais quelle était la meilleure décision mais toujours est-il que la mienne était bonne puisque nous reprenons contact visuel avec le sol dans un ressaut facile qui nous propulse à 6.700 m en un quart d’heure. Ne dit-on pas que le mieux est l’ennemi du bien?
Nous sommes maintenant en terrain connu au-dessus de 6/8 (en diminution vers le nord) de strato-cumulus et en dessous de 8/8 de Ci et autres stratifiés dont la densité s’intensifie (voir photo satellite visible avec notre position). Mon optimisme est toutefois mitigé par le fait que le vent a tourné de 40° vers le nord, augmentant ainsi la composante de face alors qu’elle aurait dû être arrière. Et il ne fera que continuer à tourner plus au nord atteignant 290° dans le plané final. Il est 22h15 UTC, nous sommes au km 300 avec 2h30 disponibles, c’est encore jouable.
Nous sommes 25 km à l’est de la route énergétique idéale, il me faudra donc faire au moins deux baïonnettes face au vent avant d’arriver à Esquel, au prix de 2.000 m, je savais que c’était le prix à payer mais je ne savais pas qu’il n’y avait pas de carotte au bout du bâton! En effet, les barres d’onde sont en cours de désagrégation, les Vz netto sont minables (env. 2 m/s contre les plus de 5 habituels) et je gagne à peine 900 m en parcourant les 30 meilleurs km de toute la région, sous le vent du Cordon d’Esquel. Je commets alors l’erreur de ne pas m’arrêter quelques minutes là où l’ascendance était la meilleure. Décision prise sur la base du METAR de Bariloche qui donnait encore 20 kt de vent au sol. Rien ne me laissait imaginer un vent nul deux heures plus tard! Nous quittons ainsi le kilomètre 200 à seulement 5.500 m et la ligne d’arrivée à 2.500m. C’est le commencement d’une lente agonie, d’une descente aux enfers qui va durer 1h30 sans possibilité de s’arrêter car contraints de maintenir une vitesse sol de 150 km/h, à la recherche de signes improbables et éphémères de ressauts dans les basses couches, fuyant sous un plafond de cirrus et alto cumulus en chute libre dont les barbules nous effleurent vers 4.500 m, le vent ayant tourné au 285-290 et mourant rapidement puisqu’il n’est plus que 50 km/h à la verticale de l’aéroport de Bariloche survolé à 3.300m, alors que la tour nous annonce « vent calme » au sol. C’est plus fort que moi, je n’arrive pas à y croire, je me fais répéter l’information. Le peu de moral qui restait nous tombe dans les chaussettes. Les longues discussions avec Bruce de ces derniers 200 km avec calculs continus de la vitesse sol à maintenir et des différentes options laissent la place à un silence irréel. Un tout petit espoir renaît au voisinage de la ligne d’arrivée car le vent revient au sud-ouest, 240° pour 40-50 km/h. Mais hélas ce n’est qu’un effet de vallée, aucun soubresaut ne viendra réveiller notre variomètre et c’est la mort dans l’âme que je m’approche de la ligne d’arrivée 1.200 m en dessous de l’altitude de départ. Le soleil est déjà couché et l’épaisse couche de nuages élevés absorbe le peu de lumière naturelle restante, rendant la lecture des instruments de plus en plus difficile. Nous essayons les lampes frontales mais la lumière trop forte et nous ne voyons plus suffisamment bien le relief tout proche. À cet instant Bruce m’extirpe de ma torpeur en me criant de tirer jusqu’au décrochage afin de gagner quelques centaines de mètres. J’ignore pourquoi mais pendant la dizaine de secondes de distraction à discuter de ce point avec lui, je laisse le planeur dévier d’une dizaine de degrés vers la gauche et je rate la ligne d’arrivée pour une centaine de mètres. À ce niveau de désespoir, mon organisme n’a plus la force de se fâcher et je vais calmement faire demi-tour pour repasser la ligne cette fois au bon endroit mais 200 m plus bas, ce qui coûtera 20 km de pénalité supplémentaire, et un record du monde.
La figure montre l’incroyable sac de nœuds autour du point de départ (en vert) et d’arrivée (en jaune), avec trois passages au départ dont deux à l’envers et deux à l’arrivée dont un à l’envers. Difficile de faire pire!
Il reste 18 minutes pour parcourir les 25 km qui nous séparent de l’atterrissage, et c’est sur notre promesse d’être posés dans les 10 prochaines minutes que la sympathique contrôleuse nous autorise l’atterrissage sur la piste de l’aéro-club, sinon il fallait se poser sur la piste illuminée de l’aéroport international. C’est alors que nous entendons John Williams, de retour de son 2.000 km sur trois points, s’annoncer juste derrière nous guidé par mon feu de navigation.