Le vent est toujours très fortement sud-ouest, 230 à 240° alors que les reliefs, en réalité des mesetas de 500 à 600 m de hauteur par rapport à la plaine, sont orientés exactement nord-sud. Comme les systèmes ondulatoires suivent préférentiellement l’orientation du relief par rapport à l’orientation du vent, nous sommes contraints de faire des baïonnettes en nous efforçant de ne pas nous arrêter mais seulement ralentir pour monter dans les parties faces au vent, la perte d’altitude entre deux baïonnettes étant de 800 à 1000 m.
Il va donc falloir monter. La photo montre l’état typique du ciel à ce moment, en sachant que les bords d’attaque des barres d’onde sont à 45° à gauche de la route et il faut donc continuer à faire du saute-mouton. Sur cette photo on peut voir la matérialisation d’un magnifique saut hydraulique situé environ 200 km plus au sud mais malheureusement trop à l’Est pour nous. Sachant que les fronts des sauts hydrauliques se déplacent toujours vers l’est, il est clair que cette magnifique source d’énergie ne sera pas pour nous. Vers 15h20 UTC, c’est avec le plus grand plaisir que je refais connaissance avec la station-service de Paso de Indios, dans laquelle, le 7 décembre 2004, j’avais passé la nuit dans la Land-Rover en attendant la dépanneuse. Rien n’a changé dans le village, sauf que nous savons maintenant qu’il y a une piste posable au sud de la station-service. Le petit jeu des baïonnettes se termine vers 17h10 au beau milieu de la pampa dans le pire endroit pour les systèmes ondulatoires puisque c’est à cette latitude qu’il existe un « trou » dans la cordillère permettant ainsi à l’air marin du Pacifique de pénétrer dans la pampa sans être asséché par le processus de détente – compression caractéristique de l’onde de ressaut. Et comme il fallait s’y attendre dans ces conditions, le vent forcit jusqu’à 120 km/h, la couverture nuageuse est presque uniforme et toujours plus basse, quelques trous de temps en temps, plus aucune organisation des ressauts, et pour couronner le tout, le voile de cirrus et autres nuages hauts s’épaissit, rendant la couche de strato-cumulus uniformément grise et donc plus difficilement « lisible ». J’en suis donc réduit à suivre les trous à des vitesses sol minables, il nous faudra plus d’une heure et demie pour parcourir les 170 km jusqu’au lac Buenos Aires, soit 113 km/h de moyenne. Pendant ces trois dernières heures, Bruce Cooper est en semi léthargie pour hypoxie, au point qu’il doit mettre la canule dans sa bouche pour ne pas perdre connaissance. Étant bien trop occupé par des problèmes trivialement existentiels, je me suis contenté de vérifier qu’il était toujours conscient. Une fois entré dans la TMA de Balmaceda (territoire chilien), les conditions apparaissent plus homogènes (normal puisque la cordillère est à nouveau continue) et le contact visuel avec cette belle piste me permet de me détendre un peu et d’étudier le problème de Bruce. Un changement de bouteilles lui coûtera presque un évanouissement et ne résoudra rien. Pas plus que le branchement de sa canule sur mon régulateur. Conclusion : le problème est dans sa canule, dont effectivement un orifice était totalement bouché. Ces longues heures passées en hypoxie avancée le marqueront pour le reste du vol et le jour suivant.
Comme je m’y attendais, le point de virage est totalement inaccessible car noyé dans la masse nuageuse et les montagnes. C’était un risque à prendre pour maintenir le triangle dans les proportions FAI sans aller trop à l’est au deuxième point. Pas de souci, nous allons appliquer la règle du secteur FAI illimité et chercher le point le plus proche dans le secteur compatible avec les nuages. Il nous faut donc traverser le lac, ce qui n’était pas prévu. Le cheminement sur l’eau (40 km) est excellent puisque j’arrive sur la rive opposée plus haut que lors du départ sur la rive nord. Nous entrons dans le secteur à 22 km au sud du point et cet excès de distance, qui pour l’instant nous pénalise, sera en réalité celui qui nous permettra d’obtenir le record du monde après déduction de la pénalité pour excès de différence d’altitude entre le départ et l’arrivée. Mais nous ne le saurons que deux jours plus tard. Il est bien vrai qu’à ce niveau de performance, il ne suffit pas d’être bon, d’avoir la bonne machine, d’être au bon endroit au bon moment, il faut en plus avoir de la chance. Et dans toutes les nombreuses misères de ce vol, et il y en aura d’autres, ces 22 km parcourus deux fois seront notre chance. La figure montre cet étonnant passage du 3ème point de virage.
Il est 19h38 UTC (16h38 locales), il reste 640 km à parcourir et 5h12 minutes avant la nuit noire, je ne vois guère de problème à maintenir 120 km/h de moyenne sur un parcours que je connais par cœur, et nous mettons cap au nord le cœur léger. Le futur me prouvera le contraire.